• La nuit porte conseil...

    La nuit porte conseil

     

     

    Allongée sur mon lit, je tente de garder mes yeux ouverts. Dehors il fait nuit, il est 23 heure, et c'est l'heure de dormir. Nous sommes le 13 janvier 1985 et demain c'est mon anniversaire. J'ai hâte. Je dois fermer les yeux, m'endormir, mais j'ai peur de le faire, peur que la promesse de papa ne fut qu'un rêve. Devant ma fenêtre, la lumière du lampadaire grésille. Petit à petit, la rue devient floue, et toutes les sources de lumière se transforment en un million de petites lucioles. Dehors, j'entends des trompettes. Des gens rient et dansent. Il y a de la musique. Je me lève de mon lit et me dirige vers ma fenêtre. Les gens poussent « Oooooh ! », des « Wouaaaaah ! » et toutes sortes d'autres cris d'admiration.

    C'est alors qu'un tourbillon de lumière m'encercle et me fait tourner sur moi-même. Quand il s'arrête, je ne suis plus dans ma chambre. Je regarde au sol et me rends compte que mon parquet à laissé la place à du goudron. Je relève la tête et découvre que je suis arrivée dans la rue, par je ne sais quel miracle. Il y a énormément de monde autour de moi et ils poussent toujours autant de cris. Je ne sais pas où je suis.

    Je fais alors un tour sur moi-même, cherchant quelque chose qui me serait familier. Derrière moi, je vois une boîte au lettre et m'avance vers elle. Peut-être que je connais le nom qui est inscrit dessus. Sur une étiquette orange était écrit « Richard, Laurène et Charlie Smith ». Charlie ? Mais qu'est-ce que je fais devant sa maison ?

    Charlie Smith est mon meilleur ami. Nous avons fait toutes nos bêtises ensemble. Nous sommes dans la même classe depuis que nous sommes entrés à l'école. Dès que je l'ai vu, j'ai senti que nous allions devenir amis. Et c'est arrivé. Il est venu vers moi avec son petit sourire et il m'a dit « On est amis ! ». J'ai tout de suite compris à son ton que ce n'était pas une question. Nous étions amis, point ! Et c'est ce qui m'a fait dire « Bah oui ! ». C'est cette décontraction qui m'a conforté dans mon idée que nous ferions beaucoup de bêtises ensemble et ça me plaisait beaucoup. Et nous sommes restés amis.

    Mais je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi je me trouve devant sa maison… Au moins, je sais à présent où je me trouve. Charlie habite en face de la place de la Mairie. J'entends alors quelqu'un m'appeler.

     

    « Julie ! Julie viens voir ! Le lion arrive ! »

     

    Je ne comprends ce que cela signifie mais la voix m'est familière. Je m'avance vers elle, espérant que je ne me perdrais pas dans cette foule immense.

     

    « Julie ! Julie viens voir ! Le singe arrive ! »

     

    Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Et qui m'appelle ? Je n'arrive toujours pas à mettre de nom sur cette voix… Mais je sens que je m'en rapproche, alors je continue à jouer des coudes pour me frayer un passage.

    J'arrive près d'une barrière en métal, quand la voix m'appelle à nouveau.

     

    « Julie ! Julie viens voir ! Le cheval arrive ! »

     

    La voix n'est plus très loin cette fois et je décide de longer la barrière en courant, pour ne pas avoir à retourner dans la foule. Je cours aussi vite que je le peux. Mais il y a quand même du monde et, sans le faire exprès, je me cogne dans quelqu'un. Le choc me fait tomber à la renverse. Je relève la tête pour voir qui est-ce que j'ai heurté et rencontre les yeux verts d'un petit garçon blond. Il tient un lapin en peluche contre sa poitrine et s'accroche à la barrière. Il porte un pull en laine couleur rouge bordeaux et un jeans bleu foncé, troué sur les genoux et trop grand pour lui. Il a des bleus sur le cou. Maman m'a dit qu'on appelait ça des « ecchymoses ». Et lui, il en a beaucoup. Je m'empresse de m'excuser rapidement.

     

    « -Pardon. J'ai pas fait exprès. Je… Pardon.

    -C'est joli aujourd'hui. me dit-il comme s'il n'avait pas entendu ce que je venais de lui dire. J'aime bien les animaux. Et toi ? Moi j'attends le panda.

    -Euh… oui. Oui, j'aime bien les animaux. J'espère que le panda sera joli.

    -Il le sera.

    -Pardon de t'avoir foncé dedans. Je courus et puis…

    -Ce n'est rien.

    -Bon spectacle !

    -Merci. »

     

    Je fais un rapide sourire au petit garçon aux ecchymoses et reprends ma course, faisant tout de même attention de ne pas me cogner encore une fois. Et la voix m'appelle de nouveau.

     

    « Julie ! Julie viens voir ! Le tigre arrive ! »

     

    Cette fois je lève la tête et regarde autour de moi pendant que la personne m'appelle. C'est en regardant sur ma gauche que je vois papa. Il sourie et reste émerveillé devant les nombreux chars qui passent devant nous. Alors c'était donc ça, tous ces animaux qui arrivaient et que papa voulait me montrer ? Les chars… Mais oui ! Bien sûr ! Le Carnaval ! Je cours vers papa et, quand j'arrive devant lui, il me prend dans ses bras et me met sur ses épaules.

     

    « -Où étais-tu encore passée ?

    -Je me suis perdue. J'étais dans ma chambre et après je me suis retrouvée devant la maison de Charlie et…

    -Oh regarde Julie, c'est la panthère !

    -Papa…

    -Regarde comme elle est belle !

    -Oui elle est très jolie.

    -Tu as vu Charlie?

    -Non. Mais je me suis cognée dans un petit garçon et…

    -Tu t'es excusée au moins ?! Ce n'est pas parce que c'est la fête qu'il faut oublier les bonnes manières.

    -Oui, bien sûr que je me suis excusée !

    -Bon, c'est bien. Et ensuite… ?

    -Et ensuite il m'a dit qu'il avait hâte de voir le panda arriver. C'est bizarre, il avait l'air de ne jamais avoir vu un Carnaval de sa vie…

    -Tu sais Julie… Il y a des enfants dont les parents ne peuvent pas les amener au Carnaval très souvent. Parfois même jamais.

    -Peut-être qu'il avait trop mal pour pouvoir y aller…

    -Pourquoi tu dis ça ?

    -Parce qu'il avait des bleus dans le cou… Maman appelle ça des « ecchymoses ».

    -C'est vrai… ?

    -Bah oui. »

     

    C'est bizarre mais j'ai l'impression que papa vient de blanchir un peu… Peut-être qu'il sait si le garçon s'est fait mal. Peut-être qu'il l'a vu tomber de vélo… Non. On ne peut pas se faire ça en tombant de vélo… Mais comment se fait-il qu'il ait autant de bleus… ?

     

    « -Papa ?

    -Oui Julie ?

    -Comment tu crois qu'il s'est fait des bleus ? On peut pas se faire des bleus comme ça en tombant de vélo…

    -Julie… Tu sais, parfois, certains papas ou certaines mamans n'aiment pas leurs enfants. Ou alors ils boivent beaucoup. Enfin bref, certains parents font parfois du mal à leurs enfants…

    -Comme quand on donne une fessée ?

    -Non Julie. C'est plus qu'une fessée. Certains parents frappent leurs enfants. Ils sont très méchants avec eux.

    -Mais ils n'ont pas le droit !

    -Les gens ne savent pas. Ce petit garçon que tu as vu… Peut-être que son papa ou sa maman lui fait du mal… Mais peut-être que je me trompe… Peut-être que… Enfin bref. Oh regarde Julie ! Le tigre blanc !

    -Oui, il est beau… »

     

    Mais je n'ai plus goût à regarder les chars passer après ce que papa vient de m'annoncer. C'est horrible. On ne peut pas faire ça à un enfant !

    C'est alors qu'une voix rauque et grave s'élève par-dessus le tumulte des festivités :

     

    « Max ! Viens là ! Qui t'a permis de venir ici ? Viens là j'te dis ! Viens recevoir ta fessée ! »

     

    Le petit garçon aux ecchymoses se retourne vivement, la peur dans les yeux. Il se met à courir et essaye de se frayer un passage. Mais la foule est dense et l'enfant trop petit. C'est lui Max ? Il essaye de s'enfuir mais n'y arrive pas et avance très lentement, alors que l'homme, son père sans doute, cours plus vite. La voix, qui continue de lancer des menaces, se fait de plus en plus proche. L'homme sent l'alcool et le tabac. Comme les papas qui frappent leurs enfants… Ses habits sont sales et une barbe de trois jours, mal rasée, lui donne un visage de fou. Il me fait peur. Ses yeux exorbités sont injectés de sang. J'ai peur pour Max.

     

    « -Cours, Max ! Cours ! » lui criais-je.

     

    Mais Max ne peut pas courir parmi la foule trop importante… Son père arrive alors près de lui et l'attrape par le pied. Le petit garçon pleure et crie à son père de le laisser tranquille. Mais l'homme se met à sourire. Et il lui donne une claque qui laisse une marque sur la joue du petit garçon. L'homme tient toujours son fils par le pied et se met à le secouer, alors que Max a la tête en bas. Le père du petit garçon lui met un coup de genoux dans le ventre. NON !!! Il n'a pas le droit ! Que quelqu'un fasse quelque chose !

     

    « -Papa fait quelque chose !

    -Je… Je ne peux pas Julie… Je ne peux p…

    -Si tu peux ! Tu as juste à lui prendre la main et à l'empêcher de frapper Max !

    -Julie je ne peux rien faire ! C'est son père, je n'ai aucun droit…

    -Non... »

     

    Max a, à présent, les yeux fermés. Non… Il ne peut pas être… Max ! Non ! Un père ne peut pas faire ça à son fils. Il n'a pas le droit ! Papa me prend alors dans ses bras et essaye de m'emmener loin de cette scène affreuse.

    C'est alors qu'une femme nous fonce dedans puis continue sa route sans s'excuser. Elle pleure. Elle prend Max dans ses bras et pousse le père. Il tombe à la renverse et regarde sa femme, hébété. Elle se met à couvrir Max de baisers et à l'appeler de tous les surnoms que l'on peut donner à un enfant qu'on aime. Mais l'enfant ne se réveille pas… Max… La femme continue de verser toutes les larmes de son corps sur le visage de son fils. Elle enlève sa propre écharpe et la passe autour du cou de son fils, sûrement pour ne plus voir ses ecchymoses. Et elle pleure.

    Papa m'emmène avec lui et nous arrivons devant la barrière à laquelle était accroché Max. Je regarde par terre et voit le lapin en peluche du petit garçon. Celui qu'il serrait contre sa poitrine. Je me baisse pour le ramasser et papa met alors son doigt sous mon menton, pour que je le regarde. Il essuie les larmes qui ont coulé sur mon visage et sors un mouchoir de sa poche pour moucher mon nez. Il prend alors le lapin dans sa main et le regarde. Le lapin se met alors à sourire et tourne sa tête en tissu vers moi.

     

    « -La nuit porte conseil Julie... 

     

    NON !!!

    Mes draps sont trempés de sueur. Mon réveil affiche 4h41. L'heure à laquelle je suis née… L'heure de mon anniversaire…

    Je ne veux plus ! Je ne veux plus aller au Carnaval ! Papa et maman m'avaient promis de me laisser choisir :

     

    « C'est comme tu veux Julie. Le Carnaval ou le musée. Tu nous diras demain. La nuit porte conseil. »

     

    La nuit porte conseil. La nuit porte conseil.

     

     La nuit porte conseil. Oui papa. La nuit porte conseil. Oui maman. Aujourd'hui j'ai 5 ans et pour fêter cela, en bonne peureuse que je suis, je vous invite au Musée. 


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